Nous marchons d’un bon pas. D’abord sur la piste caillouteuse et poussiéreuse où quelques rares voitures nous propulsent un joli nuage dans les yeux et les narines. Bonjour les crottes de terre et de sang ! Bon appétit si vous me lisez ah ah ! Puis en s’éloignant de San Isidro, place à la route goudronnée. Pour 15 km… Au moins la tendinite se repose. Pas besoin de réfléchir, ça descend et c’est stable. Petites pauses régulières en bord de route. Rares pick up. Avec plein de monde à l’arrière et les armes qui vont avec ! Bienvenue au Mexique. Véhicules blindés de l’armée ou la police. C’est spécial ici… On était bien dans la forêt.
La chaleur commence à monter. Même si c’est plus couvert. Les nuages sont des petits instants de bonheur. La route. Toujours la route. On avale les kilomètres. 5 à l’heure. Pauses comprises. On marche encore et toujours. Non loin de l’embranchement qui marque la fin de la route goudronnée, une voiture ralentit à notre hauteur. De plus en plus. On continue sur le même rythme, l’air de rien. Sans sourciller. Sans les regarder. Sauf qu’intérieurement, nos coeurs battent à 200 à l’heure. J’ai juste eu le temps de laisser échapper un « Et merde… ». Même allure. Avancer. Et le pick up finit par réaccélérer. Oh mon Dieu, bordel ! J’ai vraiment eu peur là. Cricri n’en mène pas large non plus. On continue. Je redoute que la bagnole se soit garée un peu plus loin à nous attendre. Mais non. Juste un bad trip. Il en fallait un. Histoire de filles. Et de ces pensées parasites de Juarez et ses enlèvements, de ce bouquin lu il y a quelques années, Des os dans le désert. Non. Tout va bien. Les jupettes continuent leur route. C’est dans ces moments là où je me dis que les humains me font bien plus peur que la nature…
Allez, on vire à droite, retour sur la piste au panneau El Churro. La douleur s’intensifie de nouveau. Je profite du lac pour recharger en eau et immerger mes jambes. Cricri et Mimi font du tourisme sportif au Mexique et se croient à la plage ! D’où l’expression « Y a pas l’feu au lac ! ». Le paysage a changé. De pentes abruptes, nous cheminons à présent sur de larges sentiers toujours caillouteux et blancs, au milieu de plaines et petites montagnes et cols à franchir. Car oui, il reste encore beaucoup de dénivelé malgré tout.
Et ça monte. Pour toujours. Et il fait 50 degrés de nouveau. Et je souffre. Encore. Et ça redescend. Détends toi Milie. Détends moi cette jambe qui se crispe et se tétanise alors que la cheville va très bien. Respire et ne retiens pas. Je me parle à moi même. Lâche prise. Ca va aller. Tu auras ton massage au CP5. Il y aura forcément quelqu’un. Rodriguez !
CP5. Cuiteco. Cour de l’église. Deux heures d’arrêt. Km 146. Ah oui quand même ! Cet endroit, ce village, je m’y sens bien. Alejandra et Octavio sont là. Pas de traces de Charlotte et Tiphaine. Il va falloir faire sans… Le rituel reprend. Coca, pâtes bolino, rechargement de la frontale en vue de la nuit qui arrive, remplissage des gourdes. Deux matelas posés au sol à l’étage du préau. 30 minutes de repos. Christelle médite. Je sombre. Rien ne me retient. Rien à voir avec la Réunion où je luttais pour dormir et m’alimenter. Ici malgré la douleur inattendue et infecte, tout est parfait. Je n’ai jamais autant profité de chaque instant. Les yeux bien ouverts. En partage. Comme je l’avais rêvé. Une véritable aventure. Une communion. Solides et solidaires. Un duo indestructible. Chaque pas nous rend plus fortes. Je repense à cette phrase « Un jour, ta douleur sera ta force. Fais y face ». En buvant un grand café au calme et au frais dans l’église avant de repartir. Je repense à mon Chemin de Compostelle et tout ce que j’ai traversé. Et je rejoins Christelle. Nous repartons en riant. C’est déjà le 3e soir.
Habillées contre les moustiques car nous longeons un cours d’eau (pas folles les guêpes !), nous vivons un joli moment d’émotion. Premières larmes en regardant le soleil se coucher et en réalisant que c’est la dernière fois sur la course. Il nous reste 40 kilomètres. Et je ne veux pas que ça s’arrête…
La nuit noire est de retour. De petits yeux nous observent sur le sol. Mais qu’est ce que c’est ? Des araignées. Partout. Elles nous ouvrent le chemin. Elles traversent devant nous. Christelle aperçoit un scorpion sur un rocher à gauche. Aucune réaction. La fatigue anesthésie nos pensées. Nous avançons et c’est tout. Nous prenons juste garde de ne rien écraser quand on s’assoit par terre pour se reposer un peu. 20 km nous séparent du CP6. On devrait l’atteindre peu après minuit. Pour la nuit. Parfait.
Le sentier poursuit son ascension dans… les cailloux toujours. Nous quittons le cours d’eau, frais et humide, et arrivons en haut d’une colline, d’une montagne, d’un col. Impossible de lire le paysage, nous sommes comme aveugles dans l’obscurité. Une voie ferrée et nous redescendons. Christelle est épuisée. J’ai très mal à la jambe de nouveau, ça recommence. Elle divague. Me dit qu’elle a la tête qui tourne. Je lui propose de s’arrêter un peu mais elle ne veut pas. Alors je ruse avant les difficultés et c’est moi qui m’arrête et mange une pâte de fruits. Du coup, elle fait de même. Nous cherchons la rubalise réfléchissante dans le noir. Pas simple. Il fait froid. Nous longeons un tuyau jusqu’au sommet. Au milieu de roches immenses. Une vierge à droite. Rêvons nous ? Il est 2 heures. On devrait être déjà arrivées ! La voie ferrée. Une flèche rose cachée sous des pierres indique qu’il faut la longer. Mais… mais… mais ?!!! La voie ferrée, c’est demain normalement ! Rapide coup d’oeil au road book pour vérifier. Oui la voie ferrée et le tuyau sont après le CP6 ! Oh c’est pas vrai ! Mais alors où est-il ? Que faire ? On ne va pas rappeler Jean François cette nuit ! On est restées sur la trace, comment on a pu le rater merde ! Ca ne va pas recommencer !
Chaque nuit sur la route devient un obstacle, un défi, un enfer. On redevient des zombies. Christelle est étrange, elle me répond des choses bizarres, incohérentes. Elle pense ne pas y arriver. J’oublie ma douleur et tente de me concentrer sur le sentier. On rebrousse chemin. Ne surtout pas se perdre. On scrute chaque embranchement avec la torche. Chaque rocher devient une tente de camping cachée. Je gueule « mais bordel, c’est dégueulasse, ils ont fermé toutes les lumières, ils s’en fichent complètement de nous ! ». En fait, non, on a juste fait 4 ou 5 kilomètres de trop et raté un croisement avant la première voie ferrée. Christelle veut s’arrêter. Non. Pas maintenant. Elle me parle de portail. Me dit qu’elle a mal à la tête. Mais elle avance. Et on finit par retrouver ce CP6. Perdu dans la pampa. Caché derrière un bosquet. Au fond d’une sente qu’on a raté. Deux heures plus tôt. Il est 3 heures du matin. On y est. Enfin.
Tout le petit camp se réveille. Gabriella nous fait du feu. L’ambulancier appelle Stéphanie sous sa tente pour un message. Ah c’est Tiphaine ! Salut toi ! Oh non merci, on veut juste dormir. Enervées, épuisées. Christelle se plaint. Elle n’est pas vraiment là. Peine à entrer dans la tente. Et me dit qu’elle va abandonner. Oui ma belle, vas te coucher, on verra ça demain. Et demain, c’est dans deux heures. C’est tout ? Oui. On repartira au lever du jour. C’est plus sûr. Ca nous laisse du temps pour les imprévus dont nous seules avons le secret !
Il fait froid sous la tente. On se faufile sous nos duvets. Il est 3h30. Dodo. J’ai mal partout. Et je glisse sans cesse vers le bas. Bordel, on est sacrément en pente ! Je glisse, je vais péter le zip de la tente ! Quelle merde hi hi ! Cricri roupille, c’est bon. A 5h30, je recule le réveil à 6h. Et on finit par émerger doucement. Encore un peu sonnées par la nuit mais déjà emplies de fous rires ! Bordel mais qu’est ce qu’on fabrique la nuit ?!! Tous les mexicains sont gris, mais quand même !
Passer la tête hors de la tente est magique. Le feu de camp craque. Le blanc des pierres me fait penser à de la neige. Le jour se lève. C’est sublime. J’adore camper. Etre dehors. Même si on est en pente ah ah ! Ma Ramucwho va beaucoup mieux. Elle commence à faire le pitre avec la famille Raramuri qui garde le camp. Tout le monde rit. C’est reparti ! Le carnage de cette nuit est derrière nous. La colline a des yeux, c’est terminé. Mon aligoté lyophilisé passe bien avec le café. Après plusieurs embrassades avec Tiphaine et Gabriella, en route pour les 24 km restants. On connaît bien le début d’ailleurs hi hi !
Vu de jour, le sentier est différent jusqu’à la voie ferrée. On en connaît les moindres recoins au milieu de ces rochers qui rappellent la Cappadoce. On se revoit la nuit dernière en mode fantôme guetter une lumière, un signe de vie. Autre que les chevaux sauvages. Le temps est couvert aujourd’hui. Quelques gouttes de pluie légères. A la voie ferrée, El Chepe ! Brossage des dents et toilette de chat. Je n’en peux plus de cette crasse. Besoin de fraicheur, de propreté. Car cela fait 72 heures qu’on est parties…
On marche sur les traverses. El Chepe ! Tchou tchou ! Notre cri de guerre. Quelques personnes nous croisent et partent je ne sais où en longeant la voie. Nous voici à San Rafael, dans les aiguillages. Puis à l’hôtel Las Magnolias. Cloclo, si tu m’entends. Ni une, ni deux, Mimi Claudette !
Puis on retourne sur cette piste caillouteuse infinie et blanche. Et il fait chaud de nouveau. Stop ! C’est l’heure du smoothie lyophilisé aux fruits rouges. Oh, une voiture. Poussons nos jambes sur le talus pour la laisser passer. Mais… mais… qui sort de la voiture ? C’est Mehidy ! Emma ! Aaaaahhhh ! C’est pas possible ! Tellement heureuses de vous voir ! Et ces petites attentions. Merci. Je dévore la mangue, les chocolats ! Allez, zou, terminons tous ensemble ces 190… enfin… 200 km ! Dans les zig zag interminables jusqu’au village d’Areponapuchi.
Tout le monde est là. Sous la banderole. J’ai presque peur de passer dessous. Bras dessus dessous avec ma Christelle. Je ne veux pas que ça s’arrête. Jamais. Je pleure. Elle pleure. Nous pleurons. Agrippées l’une à l’autre pour ces derniers mètres. Je viens de vivre les 78 heures de course les plus incroyables. Seule puis en symbiose avec ma soeur Rodriguez.
On ne se connaissait pas. On vient de parcourir 140 kilomètres ensemble. Toujours là, l’une pour l’autre. Oui j’ai randonné. Nous étions même telle une cordée toutes les deux dans ces canyons. Je suis fière de ce que nous avons fait. Je suis fière de connaître cette femme. Je suis fière d’avoir partagé mon aventure mexicaine. Je n’aurais pas rêvé mieux.
Et que dire de ces rencontres. Tous. Chacun. Vous m’avez tellement donné. Par vos regards. Vos sourires. Vos mots. Tout comme vous qui m’avez soutenu pour pouvoir vivre cette expérience inoubliable. Par votre générosité, vos paroles, vos encouragements.
Seule on va plus vite. Ensemble on va plus loin. Merci.
Ultra Run Raramuri
Etat du Chihuahua, Mexique
190 km – 10.000 mD+
24-27 avril 2018
2 Comments
Oh la la…
J’ai savouré la lecture comme une barre de chocolat qu’on laisse fondre dans la bouche.
Et comme pour le bon chocolat (pas le Ca
…le Cadburry mimi), j’ai encore un délicieux goût longtemps après la dégustation!
Je l’ai imprimé, je le laisse dans ma boite à trésors pour quand je serais vieille
PS : j’ai écrasé quelques larmes. QUELLE AVENTURE RODRIGUEZ