Jusqu’au prochain virage Mimi. Encore quelques pas. Monte encore trois pas. Encore. Un pas. Ne lâche pas. Jamais. Garde les yeux ouverts. Encore. Ne regarde pas les fantômes autour de toi. Avance. Encore.
Quelques centaines de mètres plus haut, je ne fais plus qu’un avec ce col des Boeufs. Corps avec la montagne. Affalée sur une pierre sur le côté. Allongée. Sans conscience de rien. Sauf du froid et de ces petites lumières qui passent lentement au-dessus de moi. Mais je n’arrive pas à m’endormir. Cela fait plus de 25 heures que j’ai quitté Saint Pierre. La 2e nuit. Celle de tous les dangers. Et je n’arrive pas à m’endormir.
Qui sommes nous cette nuit là ? Avec nos yeux fermés, notre démarche de mort vivant ? Et ce silence… ce vent… Un autre monde. Une autre course a commencé. Celle du combat permanent contre soi même. Celle où je ne pense presque plus, sinon d’avancer. Mes sens sont comme anesthésiés. Seul mon instinct de survie me guide et me protège quand je titube, quand je faiblis. Je voudrais seulement dormir… Des coureurs étalés au beau milieu du sentier qu’il faut parfois enjamber. Ces scènes surréalistes m’invitent à penser que oui, nous sommes fous de nous infliger de telles souffrances mentales et physiques. Cette torture du sommeil qui appelle sans cesse restera en moi pour longtemps.
L’insouciance du départ aussi restera comme un trésor. Ces sourires. Ces regards complices. Cette émotion discrète que je ressentais, bien enfouie au fond de moi. Oui je suis à Saint Pierre. Oui j’ai quelque chose à faire ici. J’ai une partie de moi à récupérer sur le sentier. Vivre intensément l’instant. Comme ce joli surnom de l’île de la Réunion. Cette foule. Soudés. Nous faisons la chenille pour ne pas nous perdre à l’approche du sas de départ. Des rires. Un chant basque. Le coeur qui bat d’envie et de bonheur. Des kilomètres de cris, d’applaudissements. Ininterrompus dans la nuit noire. Sauf par ce merveilleux feu d’artifice. Merci de m’accueillir petite île, je tacherai de te faire honneur et plaisir.
Cela monte doucement dans la canne à sucre. Tout est allé vite. J’ai perdu Apostolos, Clément et Lionel. J’étais triste de les voir s’éloigner. Je savais que je ne les reverrai plus. Mais je n’ai pas cherché à lutter, à rester auprès d’eux. Je n’irai pas assez vite. Je le sais. Je dois n’écouter que mon corps. C’est ma seule chance d’arriver. Comme toujours.
Victor Hugo écrivait dans ses Contemplations, vous me dîtes où vas tu ? Je l’ignore et j’y vais. C’est ce que je ressens à cet instant. Je me jète à présent dans la grande inconnue. Une douce odeur de fraises au début du parcours, elles ne demandent qu’à être cueillies. Résiste Mimi. Résiste. Elles ne sont pas à toi. Passés les derniers villages, je perds définitivement Lionel. En route vers le Volcan, je tape une dernière fois dans les mains des réunionnais massés sur les côtés et hurlant nos prénoms. C’est comme l’approche d’un col sur le Tour de France. La nuit se fait plus froide, plus sombre. Et le doute s’installe quand je suis arrêtée pendant d’interminables dizaines de minutes par un embouteillage de coureurs dans les ravines entre Domaine Vidot et Notre Dame de la Paix. Je baille sans arrêt. J’ai tellement sommeil. Première nuit. Quelques heures de course. Comment vais-je réussir à tenir ? Et que dire de la nuit suivante? Pas après pas. Reste là. Ici. Maintenant. Concentrée sur le présent. Et avance. Le temps fera le reste.
Les kilomètres défilent lentement. J’aperçois Antoine au ravito sous l’oeil bienveillant de son amoureuse et de la caméra qui le suit. Vincent est reparti, Fred arrive. Je fais la connaissance de la jolie Anais avec qui nous papotons quelques kilomètres. Je la retrouverai 100 kilomètres plus loin par je ne sais quel hasard de la vie. Je me réveille peu à peu en courant. Et j’attends patiemment que le jour se lève. Les barbecues et feux de camp se font moins nombreux autour de nous. Les réunionnais ont fini par s’endormir eux aussi. Seule cette chanson créole qui me suit depuis le début et raisonne encore dans ma tête… allons danser… allons danser…
Le ciel, l’horizon se parent de rouge orangé. Ce moment que j’admire à chaque fois. Le jour arrive. Celui de tous les possibles. Vendredi. Km 35. Je repense à cette phrase, ce petit mot mystère que j’ai tiré au sort par hasard avant la course. « Cher passé, merci pour toutes les leçons. Cher futur, je suis prête ». Un peu plus loin, au-dessus des nuages, au CP du parking nez de boeuf, je m’isole sur mon premier morceau de carton et j’essaie de dormir un peu. Sans succès. Fatiguée mais sûrement pas assez pour partir voir Morphée. Je prends un grand café sous le soleil levant et savoure une des compotes que j’ai emportées avec moi.
Le soleil brûle dès 7 heures, il est de plus en plus haut. Les rochers, la poussière sont toujours là. La terre est ocre, rouge. Chaque couleur me semble plus marquée, plus profonde qu’à l’accoutumée. Je crois que je commence à sortir de mon corps ou au contraire à l’intégrer pleinement. Doucement. Je m’isole des autres. Je ne veux plus rien entendre à cet instant. Je veux être seule avec le Piton des Neiges. Je redeviens sauvage. Comme souvent. Emilie est entrée dans sa bulle.
La descente vers Mare à Boue est merveilleuse. Facile. Rythmée. Je souris à présent. Ca y est. Le plaisir est là. Il y avait si longtemps que je n’avais pas ressenti cela, cette euphorie dans les descentes. Je suis détendue. Mon fameux momentum des 50 km. Enfin ! Le corps s’est mis dans sa cadence. Et il s’extasie de tout. C’est vert. Ces vaches m’amusent et m’enchantent. Je me sens comme à la maison. C’est le paradis. Je ne voudrais être nulle part ailleurs.
Ma Diagonale aura été marquée par des temps d’arrêt très importants aux check points. Je peine à m’alimenter. Moi qui aime tant manger, qui suis si gourmande, je lutte pour mâcher et avaler en course. Alors je prends le temps nécessaire. Car se nourrir est essentiel. Prendre ce temps pour en gagner après. Et surtout gagner en plaisir. Car il est hors de question que je me retrouve sans énergie. Je veux prendre mon pied dans le défi des longues ascensions et m’éclater dans les périlleuses descentes. Je ne veux pas être en survie. Il y a déjà le sommeil à gérer, c’est bien suffisant. Alors me voilà à l’arrêt souvent 30 à 45 minutes à chaque ravito. Et que dire des deux bases vie où je me suis refait une beauté sous la douche vivifiante des stades de Cilaos et Sans Souci. Sans même profiter des kinés et plats chauds, ni même réussir à dormir, je suis restée ici 1h30 à 2 heures ! Mais quel bonheur de repartir comme neuve. D’aller affronter les 2e et 3e nuits qui approchaient doucement avec plus de sérénité.
Au ravito de Mare à Boue, il y a ce couple à côté de moi. Je suis seule. Discrète. Et je me fonds dans tout ce qui m’entoure. Avec mon petit morceau de poulet difficile à ingurgiter. Je les écoute. La femme, Edeltraud, dit avec son petit accent que c’est difficile, que c’est merveilleux. Qu’elle pense à ses enfants, à ses petites filles, qu’elle fait ça pour eux. Qu’ils seront fiers d’elle. Elle s’effondre doucement. Je pense alors et moi ? Pourquoi ? Pour qui ? Et je m’effondre aussi. Premières larmes sur le sentier.
Je me sens de plus en plus forte à mesure que les heures passent. Des escaliers, des racines, de la terre, j’ai la sensation que rien ne me résiste. Je monte le coteau Kergueven rapidement. Du moins au début car le sommeil finit par me retomber dessus en haut. Voir les autres assoupis sur le bas côté me fait terriblement envie. Je les imite. J’essaie de dormir moi aussi. Une fois de plus sans succès. Mais ces dix minutes, détendue, sur le sol herbeux, me font tout de même du bien. Et me permettent d’affronter la descente très technique. Des cordes nous aident à nous maintenir. La pente est vertigineuse. J’entends les voix d’Apos et Clem dans ma tête. Je comprends maintenant. Je ris avec eux dans ma tête. Oh oui je comprends bien là ! Je plonge au travers d’une forêt. En lacets en épingles interminables. Des échelles à emprunter. Cette section est très éprouvante. Un peu humide par endroit. Ces cailloux sans cesse. Faire attention. Toujours rester lucide et bien forte sur mes appuis. Impossible de courir là dedans. Bien trop dangereux. Le fond du gouffre. Ca y est. Enfin.
Passage à Mare Saint Joseph. Vincent est là. Ca fait tellement plaisir de croiser les copains normands en plein cirque réunionnais ! Passage à gué de la ravine Bras de Benjoin. Sur une petite poutre de bois glissante. J’essaie et je décide finalement de sauter dans l’eau. Pas envie de chuter et me blesser. Je passe directement dans la rivière. Les réunionnais applaudissent mon choix. On plaisante. Oui Mimi n’a pas envie de jouer les équilibristes aujourd’hui même si on est dans le cirque ! Et je remonte jusqu’à Cilaos où une foule en délire (oui oui c’est vrai !) nous acclame durant tout le trajet en ville. Ca y est. Première étape réalisée avec succès. Je suis 2130e. Il paraît que la course commence ici. Pour moi, elle a déjà débuté depuis 17h13.
Il est temps de me requinquer. La douche est vivifiante. Tellement appréciée par nous toutes. Petits moments d’intimité entre raideuses. Nous et nos traces indélébiles sur nos petits corps fragiles. J’ai des marques profondes et douloureuses sur le buste sous ma brassière dues aux frottements. Certaines ont déjà plein d’ampoules aux pieds ou sont strappées partout. Pas une ne se plaint. Pas un mot là-dessus. Des sourires complices. L’habitude. L’abstraction. Encaisser. Soigner. Et repartir. Cher futur, je suis prête.
En quittant Cilaos, je sais qu’il me reste 100 kilomètres à parcourir. C’est énorme oui. Mais cette distance je l’ai déjà couru en montagne. Je sais que j’en suis capable. Je croise Patrick en repartant, je salue une dernière fois Vincent dans la descente, je ne le reverrai plus. Et je galope. A toute vitesse. Virage après virage. Oh que je l’aime ce cirque de Cilaos. J’adore cet endroit, parsemé de cascades, de bassins à traverser. Je me sens si bien. J’oublie tout. La montée est sèche ensuite, il fait encore si chaud malgré la nuit qui approche. La douche paraît déjà si loin… Il y a de la magie dans l’air à cet instant. L’un des plus beaux de ma Diagonale.
Les panoramas deviennent de plus en plus mystérieux, luxuriants, à la fois hostiles et accueillants. La lumière semble comme tamisée par les nuages. Les plantes grasses et les fougères sont mes compagnons de route. Car depuis le départ, il y a toujours un peu de monde autour de moi mais je ne m’attache pas trop. J’échange quelques mots, je fais connaissance, mais je repars ou je laisse filer. J’ai souvent ce comportement étrange en course, je veux être seule, dans ma douleur surtout, mais aussi dans mon plaisir. Je ne ressens pas le besoin d’être accompagnée pour avancer. Mes compagnons de route ici sont dans ma tête. Dans mon coeur. Dans mes tripes. Il y a ceux qui sont là physiquement. Je sais qu’ils sont passés par ici quelques heures avant moi. Et qu’ils me laissent comme des petits bouts d’eux même à récupérer tout au long du chemin. Et il y a ceux qui sont à l’autre bout de la Terre mais que je ressens si fort par instant. Je les sens m’observer, ils sont là, avec moi. Ils m’encouragent, me rassurent, ils me portent, ils seront fiers. Quoiqu’il arrive. Et il y a cette petite fille restée en moi qui, dans sa chambre d’enfant en Normandie, rêvait d’une vie extraordinaire. Je crois qu’elle sera fière elle aussi.
Zone de ravitaillement du bas du sentier du Taibit. Il est 18h21. La nuit est là. Toute proche. Il est temps de préparer la frontale. A chaque fois que je débarque sur un CP, je vois des dizaines de coureurs allongés au sol sur des cartons, silencieux. Les visages sont maintenant très marqués. On ne se ment plus. Cela va être difficile, remuant, éreintant. Bienvenue dans Mafate. Si tu pénètres et passes ce col du Taibit, te voilà dans le cirque, inaccessible en voiture. Pour en ressortir, il faudra le traverser et passer le Piton Maido. 40 kilomètres et 4000 m de dénivelé positif plus tard. Et tu n’en ressortiras pas la même. La messe est dite. Priez pour nous. Et pour que je mange un peu plus que ces quartiers de pomme…
A suivre…
1 Comment
j’ai enfin pris le temps de lire ton récit…quel bonheur.
Merci!